Portraits

                             

 

 

 

    Il y a toujours dans nos souvenirs d’enfance, des personnages qui nous ont marqués et surtout des  

 expressions qui nous situent encore mieux ces personnages. Pour ma part, il y a celles-ci qui    m’évoquent à chaque fois, une époque, un lieu  ou une situation souvent gaie, mais quelquefois plus triste.            

    Dédé  Lacoux

 

 

«  L’Echo,  la Dipêche, journal !... »

Rappelez-vous...Un petit homme maigre, très basané, coiffé d’un chapeau

 « La Presse », vêtu d’un  short beaucoup trop large, chaussé de grosses pataugas,  et portant en bandoulière, un grand sac de journaux, c’était...

Rigadin !... Rigadin,  il avait été surnommé, mais son vrai nom m’est encore inconnu !

«  L’Echo, la Dipêche, journal !.. » En dandinant,  l’air toujours pressé, un sourire malicieux aux lèvres. Ce personnage que l’on croisait « en ville », faisait partie de notre monde ménervillois.   

 

« Sipia, rougi, bonites, merlans, calamars !... »

Lui, c’était le vendeur de poissons arabe, vêtu d’une veste de toile bleue, et qui poussait une petite charrette, remplie de poissons frais.

 

 « Lait frais, petits fromages de chèvre, figues fraîches !... »

Lui aussi, poussait une charrette, avec l’accent « de France ». Lui, c’était Riri Gitton. Il habitait une jolie ferme en haut du village.

 

« Avis à la population !..  » 

Roulement de tambour !...Le quartier accourait alors pour former un cercle autour de lui. Lui, c’était Talercio, le garde-champêtre,  très fier avec son képi !  

D’une voix haute et claire il débitait les nouvelles qu’il ponctuait par un grand coup de baguette qui nous faisait sursauter !

Pour les garnements que nous étions, le garde-champêtre imposait beaucoup et faisait vraiment figure de gendarme !

 « Attention, et si...il nous voit Talercio...? » c’était notre propre mise en garde lorsque nous nous apprêtions à faire des bêtises ! Une référence...

 

 

« Il y a...promesse de...mariage, entre...Mademoiselle.......

  et Monsieur............ Les bans ...seront publiés à la mairie ... »

 Lui, c’était « Mimile », enfin Emile Tessier, Monsieur le curé, qui pendant la messe, annonçait ainsi les futurs mariages, de  sa voix un peu rocailleuse, lente et chantante !...

Lorsqu’il nous proposait pendant le catéchisme, d’être « enfant-de-choeur » aux mariages ou aux baptêmes, il y avait toujours beaucoup de volontaires qui s’empressaient de lever le doigt, car on retrouvait dans le petit paquet de dragées une belle pièce de monnaie !

 Par contre, les têtes se baissaient lorsque Mimile nous demandait de l’assister pour un enterrement !... Alors là..., il devait désigner lui-même les volontaires (au moins 3 ou 4)

Il est vrai que la « tâche » n’était pas du tout la même !... Pensez... Non seulement, à cette occasion, pas de dragées ni de pièces, mais il fallait en outre enfiler de lugubres soutanes noires, affronter la vue du catafalque, des candélabres, du sinistre corbillard à pompons noir et blanc, tiré par un cheval aussi impressionnant, et enfin la tristesse des familles...

Malgré cela, nous remplissions tout de même notre rôle avec beaucoup de  « professionnalisme ». Sauf...au retour du cimetière. Mimile nous rappelait à l’ordre quand on portait la croix sur l’épaule comme une canne à pêche, et que l’on se racontait les dernières blagues de Toto et Marius et Olive  ! 

Et, un jour, il m’arriva quel bonheur, d’être aux commandes du nouveau petit clavier qui remplaçait depuis peu, le système archaïque qui actionnait la belle cloche de l’église, c'est-à-dire la longue corde à laquelle les plus grands se pendaient… Mimile m’avait montré sur quelles touches je devais pianoter, pour faire entendre…le glas… Et oui, parce qu’aujourd’hui, un enterrement était prévu :

 « Dès que le cortège sortira de l’église, tu sonneras le glas… »

Mais, m’avait-il pendant combien de temps ?

Tel un nouveau CHOPIN, le cœur battant je me mis  à l’ouvrage… Et, les notes s’égrenaient, et la cloche sonnait, sonnait…Je me mis même à penser que j’étais peut-être un grand musicien, quand plus tard, une main se posa sur mon épaule me sortant de mon doux rêve… :

« Ca suffit Dédé, le glas, il fallait le sonner que deux à trois minutes, me dit Mimile »

Le défunt avait été enterré, tout le monde avait rejoint ses pénates, le curé et les enfants de chœur s’apprêtaient à se déshabiller, et le petit Dédé sortait alors de sa douce torpeur, ébahi et quelque peu frustré de cet ordre qui venait interrompre sa magnifique exécution…   

 

Mimile, était souvent accompagné de Mademoiselle Claire, sa soeur, petite, vive et qui roulait les « r ».

Je la revois à l’église, pédalant sur l’harmonium avec  ferveur, tandis que nous répétions autour d’elle pour la fête du « Sacré-Coeur » !

Je me souviens qu’elle avait un petit peu modifié le cantique « Pitié, mon Dieu » en remplaçant le :

«  Sauvez, sauvez la France, par : Sauvez notre Algérie !.. » Mais, à ma connaissance, à l’époque, personne ne s’en été plaint !  

 

« Ma’moiselle Claire », comme nous l’appelions, donnait des cours de rattrapage aux élèves qui, comme moi, avaient eu des difficultés avec ces sacrés robinets qui fuyaient  tout le temps et les trains qui n’arrêtaient pas de se poursuivre et de se croiser à des heures différentes.

 

 

« Allez... mangez  un bout de brioche... »

Ce jour-là, il faisait très beau. Toute la classe était montée en haut du village « dans la montagne » juste au-dessus de l’école de garçons, avec l’instituteur.

Mais ce jour-là, tous les élèves étaient  sages. Très sages, car personne ne chahutait, personne ne riait... Deux par deux, on était arrivé sur une plate-forme entourée de maquis. Toute la classe était présente, même Khelifa.

Khelifa, semblait dormir. On avait découvert son visage qui nous avait semblé un peu pâle. Il était entouré d’un drap blanc et reposait sur un brancard.

 « Allez... mangez un bout de brioche ! »  Monsieur DJENNADI, nous avait tendu un plateau de petits cubes de brioche. Nous avions porté presque machinalement l'un d'eux à la bouche. Le dernier goûter avec Khelifa OUSSAID.

Il avait eu cet accident terrible pendant une partie de football, dans sa rue, en escaladant une grille, pour aller chercher le ballon.

C’était la première fois que nous étions confrontés à la mort d’un de nos camarades.

 

«  Les  p’tits devant, les grands derrière, ne bougeons plus, mes p’tits cocos, le p’tit oiseau va sortir ! » et aussi « Tournez bien les visages vers moi, mes p’tits cocos, ne bou...geons plus, voi...là... c’est... fait ! »

Comment pourrais-je  oublier cette voix haute,  cet accent pointu, très

« parisien » de  Madame Vernisse, photographe attitrée de toutes les écoles de Ménerville ! Elle dirigeait les opérations, en laissant très peu d’initiatives à son mari qui l’accompagnait ( sagement) lorsqu’elle nous installait sur les bancs, en nous orientant d’un geste ferme et énergique, reboutonnant les cols de chemises remontant les mèches rebelles,  avant  d’enfouir la tête sous le tissu noir de son appareil-photos à trépied...

«  Mes p’tits cocos ! » Ca faisait toujours sourire, et le prof. et les élèves, qui avaient du mal à se concentrer à la reprise des cours, après cette séance de photographie !  

 

« Si tu veux di cacahuètes, ti prends la brouette,ti montes sur la bicyclette, ti casses pas la tête, ti prends pas la charrette, attention la casquette...etc...etc...)

Lui, c’était l’un des frères NAÏT...

Chez les NAÏT, Il y avait dans la rue principale le boulanger, le marchand de fruits et légumes et il y avait lui, le vendeur de cacahuètes. On allait lui acheter pour cent sous de cacahuètes toutes chaudes qu’il torréfiait lui-même. En prime, on avait droit à un « poème » improvisé qui pouvait durer...durer...selon son inspiration... On en repartait avec un cornet de papier journal bien servi, et dans la tête toutes ces rimes chargées d’ironie qui nous faisaient rire !

 La fois d’après, dès le seuil franchi et par jeu, on prononçait un à deux vers qui déclenchait aussitôt la « machine à rimes » de Naït !...

 

« Si moi aussi, li marabout, si  toi li mangi li clous, li mourir ! Si  moi aussi, li marabout ! »

Lui, c’était le cordonnier arabe, qui avait sa petite échoppe derrière le marché couvert, et que l’on allait voir pour acheter des élastiques qu’il découpait dans de la chambre à air, pour le « taouète » (lance-pierres pour les non-initiés...).

Sans se faire prier, il s’exécutait quand on lui demandait :

« Tu manges des clous, comme l’aut’fois ? »

 C’était alors  une réelle attraction :

Il prenait dans sa main une petite poignée de clous, et levant les yeux au ciel, il les refermait, en dodelinant la tête, et marmonnant des paroles sans doute magiques...

Alors, il les enfouissait dans la bouche et faisait mine de les mâchonner. Puis, d’un air très concentré, les yeux toujours fermés, il les avalait !... Du moins c’est ce que l’on essayait de croire à chaque fois, quand il ouvrait tout grand la bouche pour nous le prouver !

Il essayait aussi de nous raconter dans son « sabir », qu’il était allé en France faire la guerre. Son « capitaine » était souvent évoqué, et nous faisions semblant de comprendre par respect peut-être, le récit d’une campagne que l’on imaginait difficile. Et puis, aussi, comme pour nous montrer qu’il savait bien le français, il continuait par : « Moi, li mangi un kilou di couscous, un kilou di pain, un kilou la viande…. »

« Si toi li mangi li clous, li mourir, si moi aussi, li marabout ! »

On avait bien compris sa prudente mise en garde, et à chacune de nos visites, on ramenait un nouveau camarade incrédule !

 

 

« PO...PA, PO... PA !... »

Surtout, ne riez pas ! C’était bien le muet qui essayait à sa manière de communiquer avec nous. Lorsqu’il nous arrivait de le rencontrer, il nous appelait en pointant son index dans notre direction, et nous faisait signe de s’approcher de lui. Alors, nous nous attendions à un dialogue ardu, car comme lui, nous ignorions le langage des signes :

 « PO..PA, PO...PA !... » Heureusement, il allait nous « reparler » de son père. Avec de grands gestes, il nous décrivait un grand bonhomme costaud, avec d’énormes moustaches et un fusil. On comprenait qu’il avait fait la guerre contre les Allemands, car il mimait le voyage en France, et les combats, avec des attitudes dignes d’un grand mime.

 

 

« PO...PA !... » et il concluait toujours en refaisant les gestes du début de notre « conversation » en campant le grand costaud à moustaches.

Je ne me souviens plus du tout comment il s’appelait, et malgré quelques plaisanteries lourdaudes que nous faisions, style :

«  Eh machin, y’à le muet qui a dit du mal de toi ! » nous avions beaucoup de respect pour lui. Souvent, il participait à nos parties de football, sur le terrain plat de la Sablière...

   

«  LAI...TIER !... LAI...TIER !... »

Encore un pousseur de charrette !

Lui, il était attendu tous les matins sur les coups de sept heures et demi, huit heures moins le quart !...

C’était BOUTICHE, le laitier qui venait livrer le lait à domicile. Il était accueilli par des porteurs de casseroles, et de pots-au-lait :

«  Bonjour Boutiche, donne-moi un litre et demi aujourd’hui. » ou :

« J’ai pas d’monnaie, je te réglerai au magasin ! »

 Il était très rarement en retard, mais quand cela lui arrivait, le temps de faire bouillir le lait, de le servir dans nos bols et de le boire... On arrivait en retard à

l’ école !

 

Heureusement, on avait toujours cette excuse pour Monsieur Lagain le directeur qui nous attendait sur le pas de la porte :

 «  M’sieur, c’est Boutiche qui était en retard ! »

Il avait souvent bon dos, Boutiche le laitier !...

 

« Les cacahuètes... ? 10 francs les salées, 5 francs les autres ! »

Lui, c’était GOUNINE, avec sa charrette garnie de bonbons, de caramels, de petits moulins multicolores, de cacahuètes naturelles et cacahuètes salées. Il tenait commerce sur la place du village, et il était toujours présent à la sortie des séances du cinéma « Le ROXY », du stade et aux fêtes du village.

 

«  Les Zlabias 5 Francs, les macroutes et li bignis... 10 Francs ! »

En remontant la rue de «  la mosquée », sur la droite, une boutique sans fenêtre éclairée par une lampe à acétylène, c’était le marchand de zlabias !

Il était rare, que l’on passe devant, sans jeter un coup d’oeil sur les pâtisseries dégoulinantes de miel, souvent préférées aux autres  sucreries de l’époque.

Les jours de Ramadan, la boutique regorgeait de ces succulentes merveilles et les zlabias étaient vendues alors par kilos !

 

 

 

 «  Allah, el akbar ! »

 

Le Muezzin, ( pour nous c’était « le marabout ») appelait à la prière, et devant la mosquée les musulmans s’adonnaient à leurs ablutions. Autrement dit, ils étaient accroupis, une petite boîte remplie d’eau devant eux, ils se lavaient le visage,  les oreilles,  et le nez ( et la tête) avant de pénétrer dans la mosquée...

La mosquée jouxtait la maisonnette où nous habitions, et chaque fois, que je passais devant, un vieux musulman tout courbé, comme sorti d'un autre âge, avec son sarouel, sa chéchia enturbannée, et un visage buriné éclairé d'un malicieux sourire aux dents jaunies, m'adressait en roulant les "r" :

" Boujour Didi !" Ti vas li commissions  y'a Didi ? Oui li Boby ?…

Mais oui, Dédé, il allait faire les commissions avec son chien Boby.

Ceci l'amusait beaucoup de voir cet animal sautant autour de moi, et ramenant  tantôt le couffin, tantôt le journal entre les dents. 

Un jour, il éclata de rire quand Boby sauta sur un passant lisant le journal pour lui dérober, et nous le ramener tout déchiqueté !…

" Aya Boubi, aya Boubi !" s'écria t-il en manquant de s'étouffer !…

 

« C’est un mauvais garçon, qui a des façons… »

 

Madame LESCA, c'était la personne qui tenait le rôle de concierge des trois immeubles de la Sablière.

Mariée à un cheminot, elle avait eu trois filles Odette, Fernande et Marie-Jeanne.

Une maîtresse femme dirait-on aujourd'hui, mais peut-être plus que cela...

D'apparence légèrement forte, brune à la voix rocailleuse, cigarette pendante aux lèvres, chaussée de mules qu'elle traînait, mais tout de même une forte personnalité…

Au cours des premières soirées qu'elle passa chez nous, et comme pour mieux  évoquer peut-être une période de sa carrière de chanteuse de cabaret, cigarette au coin des lèvres et grosse casquette penchée sur son oreille à la façon de mauvais garçons,  elle nous charmait d'abord avec ses « Java bleue", C’est mon homme,  Le dénicheur, Prosper youp-la-boum », (qu'elle imageait avec les gestes propres à Maurice CHEVALIER, faisant mine de remonter la ceinture de son pantalon) et enfin « C'est un mauvais garçon et Ya des loups, Muguette, y'a des loups… ».

Sa voix juste, roque et prenante évoquait Berthe SYLVA ou FREHEL.

Et puis, il y avait ses histoires…

Ses histoires, noires mais réelles qui nous faisaient frissonner, même si elle y mettait beaucoup d'humour, elles nous fichaient la trouille les histoires de Madame LESCA, racontées au moment de la nuit tombée…

Par exemple, cette veuve qu'elle avait connue, s'approchant du cercueil encore ouvert de son défunt mari et qui essayait vainement de lui ôter sa grosse chevalière. Alors n'y parvenant pas, elle avait porté à sa bouche et sucé à plusieurs reprises le doigt porteur de sa convoitise pour enfin protester :

" ANTOINE , t'en as du toupet, ANTOINE, t'en as du toupet !…"  

 

 Alors là, Madame LESCA partait d'un grand éclat de rire, secoué par une toux grasse.

Autour d'elle tout le monde riait mais moi, imaginant la scène, j'étais glacé…

Et d'autres scènes vécues, toujours aussi mystérieuses et mystiques les unes que les autres. Histoires d'esprits, qui seraient venu la réveiller alors qu'elle s'était assoupie…

Elle avait en plus, un véritable talent de conteur, vous emmenant dans son histoire avec tellement de détails ponctués avec des tons si profonds...

Je me souviens qu'elle ne manquait pas de nous faire partager son excellente  cuisine qu'elle nous apportait généreusement, ses oreillettes ou ses "variantes" en autres.

Même si elle nous disputait, lorsqu'il nous arrivait, nous les garçons d'envoyer à plusieurs reprises, le ballon dans ses persiennes, et qu'agacée,elle nous le découpe en tranches comme un melon…

 Malgré cela, je garde encore un merveilleux souvenir de Madame LESCA.

 

 

 

 

«  Té....i, Té...i ! »

Le mardi, jour de marché, au milieu des étalages odorants des marchands d’épices et de fruits on rencontrait le vendeur de thé..

« Té...i, Té...i ! »

Il arpentait les allées dans la foule, avec une théière et un seau où étaient accrochés des petits gobelets de métal.

 

«  La gaufrette simple 5 francs, la double 10 Francs !

Le cornet 5 Francs !"

Ce jour-là, on trouvait aussi, le marchand de glaces. Equipé d’une espèce de barrate, il actionnait le mécanisme rapidement pour faire apparaître un sorbet à l’orange ou au citron qu’il proposait dans une gaufrette ou un cornet. 

 

« Il y’est !!!! »

 

Ca, rappelez-vous, c’était le cri des supporters ménervillois quand le S.C.M marquait un but ! Ah bien sûr, on n’avait pas comme aujourd’hui, de trompettes dans les tribunes, mais la passion pour notre équipe était bien aussi vive et passionnée que l’est aujourd’hui celle des supporters de l’ O.M, ou « des Bleus »!

 Combien de fois, l’a-t-on entendu ce :  « Il y’est !!!! »

 

Et combien a t’on a vibré pour nos jaunes et noirs ! Même après ce fameux match « S.C.M-Bouîra » où un certain « Escale » nous avait donné tant de fil à

retordre !

 

Et puis, dans les rues de MENERVILLE, on pouvait rencontrer aussi ce mendiant aveugle, qui tapait le sol devant lui avec son grand bâton, en criant très fort une phrase  en arabe !

 

Un autre personnage de ma très tendre enfance, qui nous terrorisait c’était « Bicha ! »

Bicha, c’était un vieil arabe sans doute inoffensif, atteint de Parkinson, qui traînait les pieds en marchant, prononçant je ne sais quel jargon en bavant, et gesticulant !. Impressionnant personnage, d’autant qu’il faisait figure un peu de démon pour nous les petits enfants, car les parents ( les miens déjà...) nous le présentaient comme tel :

«  Si tu n’es pas sage, je t’emmène voir Bicha ! » ...

Dissuasif... non ?

                                

 «  Commen...cez , et un ...et...deux, et un ...et deux, les bras descendent le long du corps, et trois et quatre, soufflez...respirez !... »

 

 Etienne PROST, notre professeur d’éducation physique se tenait droit devant nous, le torse bombé, le regard vif, la voix haute et teintée d’un accent du midi, il imposait un grand respect à l’ensemble des élèves de notre Cours complémentaire.

Dès le début de l’année, il s’était adressé aux plus grands, aux plus costauds, et il avait annoncé, comme pour bien montrer qui était le « patron » :

«  Moi, je suis fort, je ne crains personne ! »

Je crois que personne en effet,  même parmi les plus turbulents n’avait eu envie de contester ce fait...

 Quel travail phénoménal il accomplissait, pour la mise au point des mouvements d’ensemble, lors des fêtes de la gymnastique de MENERVILLE, si bien illustrées par le film reconstitué par Christian SIMON.

Je me souviens quand il critiquait le peu d’équilibre de nos footballeurs, pendant leurs matchs :

 

«  Ils ne font que tomber, que tomber !... Moi, on me bouscule, je résiste, je suis bien d’aplomb sur mes deux jambes, mais eux, les footballeurs, ils tombent ! »

 

Aujourd’hui, qu’il nous a quitté, lorsque l’on évoque E.PROST, c’est toujours sa voix qui me revient... « Commencez...et un et deux...cessez ! »

" Bande de Pignoufs !…,  ...cré nom de D.., de nom de D..!!!…" ou ...cré nom d'un chien!....

 

     Manifestations de mauvaise humeur du célèbre capitaine Haddock ?…

Non, tout simplement celles de notre prof. de mathématiques, d' Histoire-Géo ou de Sciences nat. selon les classes.

Mr R...., c'était la bête noire des mauvais élèves et des indisciplinés… (Suivez mon regard…)   Célibataire à la carrure imposante,  avec un visage carré, à la peau burinée et aux cheveux  très grisonnants lui donnant un âge dépassant largement sa trentaine, il s'était tout de même ensuite marié sur le tard...

 

                          

Paradoxalement, malgré cette image de "boxeur à poings nus", (car il aurait pratiqué cette discipline), très peu d'élèves ne le redoutaient !… Bien entendu, les "grands", s'efforçaient de dresser un tableau féroce, mais rajoutaient de multitudes anecdotes et de situations cocasses, où Mr R... n'était pas du tout mis en valeur, bien au contraire !…

Sa réputation, étant propagée par les "grands", élèves de 6ème à ceux du CM2 qui devraient affronter l'année suivante les foudres de ce prof…

Ces grands n'arrêtaient pas de raconter " la fois avec DJENANE !.."

La fois avec DJENANE c'est à peu près ça :

Pendant un cours, l'élève DJENANE demande à Mr R... l'autorisation de sortir pour satisfaire un besoin naturel… Refus du professeur.

L'élève insiste, et obtient enfin l'autorisation.

Plusieurs minutes se passent. Mr R... s'inquiète du temps trop long et demande à un élève d'aller voir ce qui se passe.

L'élève affolé revient en courant en hurlant :

- M'sieur R..., M'sieur R... !… DJENANE il est mort !…

- Comment ça, il est mort, DJENANE ?…

- Il est mort, et j'vais l'dire au directeur que vous l'avez pas laissé sortir tout de suite, alors il est mort !…

-         Reste ici ! Je vais le voir !…

-         Non, j'vais voir l'Directeur !…

La dessus, Mr R... fonce aux toilettes.

DJENANE est couché par terre et semble vraiment inanimé.

- Mon p'tit DJENANE, dis-moi que tu n'es pas mort, dis-moi que tu n'es pas mort supplie Mr R... !…!…

Et non, ce comédien de DJENANE en plus qu'il n'était pas mort, se relève tel un grand tragédien, titube en s'appuyant sur le professeur…Il avait pendant longtemps eu un régime de faveur et depuis, durant de nombreuses années,  a circulé la plus savoureuse histoire  de ce collège…

 

Il faut dire qu'à chaque fois, que Mr R... innovait dans ses cours, il se passait quelque chose !…

Par exemple, en 6ème :

Pour l'étude des gallinacés, il nous avait demandé d'apporter des poules…

Au bout de quelques minutes, les caquètements, les battements d'aile et les déjections sur les tables de ces bestioles, semaient déjà le désordre dans la salle de classe, et donnaient l'occasion à certains (Chut !…) de pincer fortement les cuisses des volailles pour augmenter encore la panique installée dans ce cours !…

 

Il nous demandait de lui rapporter, tout ce qui pouvait servir à servir à ses cours de Sciences naturelles :

Par exemple, un squelette d'animal, une peau de serpent, des gros criquet verts, des scorpions… En récompense, il promettait d'augmenter la moyenne des notes de cette matière.

MANGIN, surnommé "Mr DUBOIS",  fils d'exploitants forestiers, était passé expert pour la chasse aux scorpions. Il exhibait à la classe émerveillée toute un plateau de ces bestioles, par tailles, et mimait la démonstration de leur capture…

Même Mr R... en était ébahi, et commentait à son tour les prouesses de notre camarade. 

Je me souviens qu'en 6ème, ma moyenne de sciences-nat. n'étant pas très fameuse, Mr R... avait fait rire toute la classe, sauf moi, en annonçant :

"LACOUX, il faudrait qu'il me ramène un squelette d'éléphant !"…

Je lui avait ramené le squelette de la tête d'un ...hérisson, et il avait tout de même fait un petit effort pour arrondir mes notes…

Un jour, qu'il nous avait posé un problème assez coriace, et que tout le monde séchait, il répétait :

" Alors, vous ne trouvez pas ? Alors, qui a trouvé quelque chose ?…

Au bout de quelques minutes, un de nos copains, Mohamed ABDICHE si je m'en souviens lance un :

"M'sieur, j'ai trouvé ! 

" Tu as trouvé, ah c'est bien ça et qu'est ce que tu as trouvé ?"

" M'sieur, j'ai trouvé…une tortue !"

 

"Cré… Nom de D… de nom de D…!Bande de pignoufs !"

 

Tempête,  rires, bracelet-montre enlevé et coup de poing dans l'épaule (oui!)de notre copain qui se cache la tête mais qui rit encore, en se massant l'épaule…

Les corrections de Mr R...passaient même parfois, par un coup sur la tête avec le plat de sa sandale. Imaginez la gymnastique et la souplesse !…

Bien sûr, on ne s'avisait pas d'applaudir la prouesse technique !…

Mr R... cumulait selon les classes de ce Cours complémentaire, les fonctions de Prof. de Math. , d' Histoire-Géo et de  Physique Chimie…

Lors d'une séance, il fait chauffer dans une éprouvette un mélange destiné à je ne sais quelle expérience, mais pendant ce temps, il décide de commenter les résultats du dernier exercice de géométrie.

Grands gestes au tableau vert, démonstration, triangles rectangles et formules tout ça le dos à la table où commence à bouillir dangereusement le mélange chimique…

Bien entendu, l'ensemble de la classe aurait pu prévenir Mr R... de ce risque…Mais non !

Non… Et l' éprouvette chauffa si fort qu'à la fin elle explosât !…

Rires, moqueries, ricanements devant les bras levés au ciel du prof. !…

" Le riz est cuit ! lance un certain Dédé !…"

"Eh oui !… rétorque Mr R... !..

A ce moment précis, prenant conscience de la vanne, Mr R..., enlève son bracelet-montre à ressort ( très, très mauvais signe !…) et pousse son :

 

"Cré nom de D…, de nom de D… !…" , serre fortement les dents et tel un bison en colère, fonce sur l'élève, qui lui, réagit en bloquant le professeur, rapprochant les tables au fur et à mesure, et en se dirigeant vers la porte de sortie, pour trouver refuge !… 

" On ira voir Mr LAGAIN, à la fin du cours !" ( le Directeur de l'école)

A la fin du cours, n'y avait-il pas un "Bon-Dieu" pour les espiègles, car le bureau du Directeur était fermé !

Comme par hasard, pour le cours suivant  j'avais très bien appris ma leçon, au cas où il m'aurait interrogé…Et comme par hasard, il m'avait interrogé et quand même attribué une bonne note…

Pas rancunier ?…

Notre camarade GORNES, était un élève remarquable …

Interrogé sur un cours dont il n'avait appris pas une seule phrase, ni un seul mot, il arriva à persuader ce prof. du contraire… Un génie !…

Ce jour-là, interrogé, sûr de lui, en comédien né, il se gratte la tête, et répète la question de Mr R....

Puis, il commence une phrase et  fait mine de chercher la suite, en se prenant la tête, les yeux fermés, et en marmonnant :

" Oui, euh… c'est, c'est…" en claquant des doigts comme pour faire croire qu'il était victime d'un trou de mémoire, ce à quoi Mr R... palliait en lui donnant la suite, et ainsi de suite jusqu'au bout de la leçon !…

Un numéro de haute voltige !… Il fallait oser, et GORNES avait réussi !…

A la récré, tout le monde avait entouré notre copain, comme on entoure une vedette, et chacun lui avait dit :

" Là, bravo GORNES, tu as fait très, très fort !"

Et, notre camarade Mabrouk OURIACHI qui sort par la fenêtre pendant le cours et frappe à la porte pour être introduit dans la classe de Mr R..., et ça deux, trois fois de suite !…

Et, le bal incessant des rangées de tables qui avancent en même temps jusqu'au bord de l'estrade, pendant que le prof. a le dos tourné, et qui repartent en arrière, orchestré par un certain … Dédé, (encore!)…répondant au Prof. qui s'étonne de ce va et vient :

" M'sieur, c'est pour mieux voir !"…

Et, la claque magistrale reçue d'un revers de main, à ce certain Dédé qui grimace derrière le dos du prof., pensant ne pas être vu !…

Et, un certain Gilbert GINTER, qui lui demande de sortir pour aller aux toilettes…

A la réponse négative du prof. Gilbert rétorque :

"Bon, puisque c'est comme ça, si je fais dans mon pantalon, j'irai vous le porter chez vous, pour que vous le laviez !"

 

Et, l'ânesse d'Amar BENAÏ, attendue sur le seuil de l'école pendant plus d'une heure, pour la leçon de Sciences-Nat. et qui après de dangereuses ruades, nous prive d'un cours.

 

Et, la migraine de toute la classe, un jour où…

Mr R... avait eu la mauvaise idée de nous démontrer qu'en mélangeant de la limaille de fer, de l'acide chlorhydrique et du soufre (?) on obtenait…

Devinez quoi ?… De la boule puante !…

Le grand bureau du prof. étant bien clos de chaque côté, on avait glissé dans le fond une soucoupe avec le précieux mélange…

Mr R... arrive. L'odeur commence a se répandre dans la classe et à investir toutes les narines… Ca va marcher souffle-t-on dans l'oreille de son voisin !…

Rien ne se passe … Mr R... continue son cours et ne sourcille pas. Il ne semble pas préoccupé par cette odeur nauséabonde qui fait sourciller toute la classe…Sauf lui.

 

Lui, il se dirige vers les seules fenêtres restées ouvertes et… les referme toutes, les unes après les autres !…

Au bout de quelques minutes, on a tous mal au cœur et à la tête.. Sauf lui.. 

La récré arrive… Il prend congé de nous.

 Il nous a eu.

 

Roger LELEU était originaire de l'Est de la France, un "patos" blond, à la mèche à la "Tintin", que nous avions vite adopté. Le père était gendarme en fonction en Algérie.

Tous deux, bons copains, nous étions très souvent côte à côte dans la classe, car il devait apprécier certaines bêtises ou réflexions murmurées pendant les cours de  Mr R.....

Ce jour-là, nous avions un cours avec lui, de 15 à 16 heures.

A la récréation, j'élabore un "plan" avec mon copain Roger.

"Et si on " s'taper cao" (sécher le cours..) au lieu d'assister au cours ?…

Bonne idée, et nous voilà, prenant la direction de la Sablière, en achetant au passage un paquet de "Camélia-Sport" chez un commerçant arabe.

On se sent libre, très libre… On rigole, on fume une cigarette en crachotant, on se sent grands, très grands…

Sauf, lorsqu'en rentrant on croise deux copains revenant du collège…

Ca ne s'était pas très bien passé !…

 

Mr R..., avait remis à chacun le corrigé d'un exercice, et les deux feuilles côte à côte, à des places vides, avaient fait suspecté au prof.,  le "coup-fourré"…

Bien vite, le professeur avait compris.

Absents le même jour, tous les deux ?…Bien vite, le lendemain matin à 8 heures, lorsque l'on était arrivé à l'entrée du collège, Mr LAGAIN, le Directeur, nous avait fait :

" Par ici, vous deux !"

Et "les deux", ils écopèrent de trois jours de renvoi…

Colères des parents, "raclée" de ma mère, on n'était plus très fiers…

J'assumais seul ma bêtise et je le fis comprendre au Directeur, qui ne s'en étonna pas…

 Par contre, les parents de Roger, et c'est cela qui me parut le plus blessant, lui interdirent formellement de me fréquenter à l'avenir et je pris ça comme une offense grave…

Mais Roger, en bon camarade, m' assura tout de même de son amitié.

  

Et, oserai-je raconter toutes nos autres incartades, pour dresser un tableau encore plus ironique de ce prof., pourtant…

 

Pourtant, Mr R... s'était marié " sur le tard" et un certain jour nous  apprîmes que son épouse, venait de perdre le bébé qu'elle portait.

Nous  avons alors respecté décemment son cours. Comme on observe une trêve… Pendant son exposé, on s'en souvient encore, il s'était discrètement retourné et avait séché une larme… Nous étions très touchés nous-mêmes, et n'avons plus bronché.

 

….1964, à Paris, près de la gare de Lyon,  je croise une haute silhouette connue, … Mais oui c'est bien lui !…Et je me précipite derrière lui en l'appelant :

" Mr R..., Mr R... !…"

Quelques minutes plus tard, on "prend un pot" ensemble, et il m'interroge (encore) sur mes projets professionnels, puis on se quitte comme deux vieilles connaissances… 

 

 "Je m'appelle Firmin Doublier. Je vous l'écris… Fir..min Dou..blier"

 

 Campé sur son estrade, la tête haute, nous regardant tous, il s'était présenté d'une voix "haute et intelligible" comme pour nous dire :

 

 "Il ne faudra surtout que vous vous moquiez de mon prénom…"

 

Nous avions enregistré le message sous-entendu et  n'avions pas bronché.

Monsieur DOUBLIER venait juste de prendre son poste de professeur de Français au Cours Complémentaire d'Enseignement Général. Il s'était occupé pendant quelques années des classes de fin d'études qui préparaient au Certificat 

 

Après nous avoir annoncé les grandes lignes du programme de l'année, il avait tout à coup surpris toute la classe en demandant :

 

"Qui joue au foot-ball ?…"

 

Les doigts s'étaient bien sûr très rapidement levés, suivis des :

 

  "Moi, M'sieur, moi, M'sieur !"

 

"Bon, avait-il répondu, et bien nous allons pouvoir constituer une équipe !"

 

 

 

Il avait dès la première minute, emporté l'adhésion de tout le monde, mais avait conclu la première heure de classe en faisant le point sur le programme qui nous attendait.

 

Chaque jeudi, il organisait des rencontres de foot-ball sur le vrai stade du "S.C.M", et nous avions bien intégré qu'il serait un professeur avec qui, il fallait mettre autant d'ardeur sur le terrain que sur les pupitres…

 

Un message important de Monsieur DOUBLIER, c'était… "Ordre et méthode".

Deux mots que la plupart de ceux qui ont été ses élèves, se souviennent.

Malgré nous, ces deux mots ont très souvent structuré les moments de notre vie sur le plan professionnel, comme dans notre vie de tous les jours.

 

"Les choses sont tellement simples quand elles sont pensées, organisées".

 

Je me souviens qu'il avait inventé, pour faciliter l'assimilation de tous les temps de conjugaison, un tableau fabriqué dans une chemise cartonnée ou étaient découpés chaque mode, chaque temps.

Je dois avouer, que ce tableau m'apparaît encore aujourd'hui lorsqu'il m'arrive d'avoir des difficultés avec un accord grammatical…

 

Un jour, il nous commentait une œuvre de Molière , où le prétendant avait du mal  à avouer son amour à sa dulcinée…

Comme nous nous étions moqué par cette attitude embarrassée, Monsieur DOUBLIER nous avait lâché avec un petit sourire :

 

" Vous verrez, vous quand cela vous arrivera, qu'il ne sera pas facile de prononcer ces deux mots "JE T'AIME" et qu'il vous faudra quelques minutes de courage pour y arriver, avec la gorge bien serrée…"

 

 Eh oui, je crois que tous dans notre vie, au moins une fois, on s'était dit :

 

" Purée,  Monsieur DOUBLIER, il avait raison, et je ne l'avais pas cru !" 

 

Lorsqu' il m'arrive de reparler avec des anciens camarades de classe, et que l'on évoque Monsieur DOUBLIER, c'est à peu près toujours la même réflexion  :

" Ah lui ! Quel modèle de prof !"

 

Au revoir… Firmin !